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    On l’a vu, le numérique recouvre un large pan d’activités, qui engagent une part croissante de la population, de la caissière de supermarché au trader. Cette révolution est de l’ampleur des chaussées romaines dans l’antiquité, des caractères mobiles de Gutenberg dans les années 1450, de l’électricité fin du dix-neuvième. Ça a souvent été dit, mais les conséquences de cette révolution sont entourées de discours très généralistes et pour la plupart positivistes. Le cursus de “Cultures numériques” s’est attardé sur certains aspects techniques, laissant percevoir la complexité des technologies en jeu et l’aspect incalculable des conséquences de la révolution numérique en déploiement sous nos yeux.

    Pointons, sur un mode alarmiste, deux problèmes.

    Concentration des outils et usages

    Le mail, internet, les transactions bancaires, les smartphones, la production exponentielle digitales des données et leur stockage sur serveur (sous le doux nom de “cloud”) sont parmi les usages encouragés par tous les acteurs privés et publics. Ils s’accompagnent d’une standardisation des procédures, du formatage des données et des outils employés. Tous les mails respectent les mêmes normes, par exemple, et les outils employés pour les écrire doivent être moins d’une trentaine, pour plusieurs milliards d’usagers. L’interopérabilité est devenu un maître mot, qui renforce encore l’adossement de ces outils et données aux standards.

    Paul Virilio, dans “penser la vitesse”, dit "Airbus, en inventant un avion de 800 places, crée 800 morts potentiels". Le 11 septembre, avec ses avions pilotés par des hommes formés sur des simulateurs hyper-réalistes, a été au delà de ses prévisions.

    Concentration du pouvoir

    Cette concentration des pratiques logicielles et organisationnelles donne lieu à d'autres concentrations sans précédents historiques. Une concentration des outils, on l’a évoqué, mais aussi une concentration du pouvoir, aussi bien financier que politique. La globalisation telle qu’on la connaît depuis moins de 20 ans - à grande échelle, touchant tous les secteurs et les individus - n’aurait pas été possible sans l’outil informatique.

    La retouche d’image, au niveau planétaire, repose sur quasiment un seul outil, en possession d’une compagnie privée. Ceci permet une manne financière énorme - et une standardisation de la production.

    De la même manière, des outils et services disponibles au plus grand nombre sont la propriété d’un nombre toujours plus réduit de compagnies. A la classique mise à disposition de services gratuits en échange de nos données, sont venu s’adjoindre depuis la dernière décennie la double technologie micro-paiement / localisation, qui ont permis la vente de services et la collecte de données atteignant des volumes inégalés dans l’histoire. Ces données représentant elles-mêmes un capital convertible en argent pour ces compagnies qui possèdent des liquidités supérieures à beaucoup de petits états.

    http://www.slate.fr/story/101455/apple-pret-racheter-le-monde
    http://fr.ubergizmo.com/2014/04/14/apple-france-qatar.html
    
Ces compagnies détachées de tout ancrage national s’extraient, comme l’actualité l’a montré, du processus démocratique et de la soumission à la puissance publique tout en pesant sur ces mêmes décisions démocratiques, par le biais d’un chantage économique et d’un lobbying puissant.

    http://www.wired.com/2015/07/google-facebook-amazon-lobbying/
    http://rue89.nouvelobs.com/2015/04/24/lobbying-google-amazon-apple-battent-leurs-records-258835

    Evgeny Morozov a publié de multiples articles analysant comment les mentors du libertarianisme de la silicon valley ont la possibilité d'apparaître comme pourvoyeurs de solutions au chevet des états, affolés par leur impuissance à légiférer sur les glissements continus de la “destruction créatrice” et la perte de leur moyens d’action financier.

    http://blog.mondediplo.net/2016-03-31-Etat-et-Silicon-Valley-une-servitude-volontaire http://blog.mondediplo.net/2016-02-29-L-utopie-du-revenu-garanti-recuperee-par-la

    Les outils logiciels qui peuplent nos périphériques numériques s’accompagnent d’une destruction de l’emploi traditionnel pour faire naître un ensemble de pratiques entreprenariales et auto-entreprenariales, où le travail effectif est précarisé. Uber n’en a été que la face visible. Derrière cette réalité s’en trouve une autre : le travail invisible que nous produisons en offrant nos contenus, de nos photos à nos clics sur des pages, et les emplois remplacés par des procédures algorithmiques.

    “Les sténo-dactylo n’ont pas vu leur emploi délocalisé en Chine, leur emploi a simplement disparu” dit Paul Jorion. Ces économies d’échelles sont captées par les acteurs économiques numériques, sans passer par un rééquilibrage économique.

    Sortir de l’impuissance citoyenne

    Il semble de plus en plus évident que les questions de “qui possède les outils?”, “qui édicte les standards?”, “qui légifère sur les usages?” sont des enjeux centraux d’un monde structuré par des outils numériques. Et que le citoyen doit être la réponse à chaque fois.

    Les états et l’Union Européenne ont montré dans l’histoire récente leur difficulté (pour ne pas dire incapacité) à prendre des positions qui vont dans le sens d’un bien commun, en matière de technologie, d’utilisation et de protection des données, aussi bien que dans la régulation de la production de richesses sur base des nouvelles technologies.

    Comment taxer les livres vendus par Amazon, l’argent généré par les publicités affichées par Google ou Facebook sur nos ordinateurs ? Comment freiner l’envahissement de l’espace public online et offline ? Ces questions font l’objet de dissensions organisées entre acteurs politiques, qui maintiennent des status quo et pire, une législation en faveur d’acteurs privés. Le discours sur l’innovation, et la peur de voir s’avaporer l’emploi vers des contrées plus propices au capital-risque remplace toute tentative de débat.

    Le citoyen est un terme bateau et dévoyé, qu’il faut assez rapidement dépasser. Il semble impérieux aujourd’hui que les individus recréent une puissance publique capable d’extraire aux intérêts privés les technologies qui infléchissent notre quotidien.

    Actualité bouillante

    Depuis que nous avons commencé à donner ce cours en début d’année 2015, ont été rendus public plusieurs événements alarmants : Le logiciel truqué de Volkswagen, les Panama papers, le passage en justice du lanceur d’alerte du LuxLeak Antoine Deltour, le renforcement au niveau européen du “secret des affaires” ne sont que des exemples. L’actualité elle-même baigne dans les problèmes liés au numérique : les attentats de Paris et Bruxelles sont liés à la circulation rapide des informations, aux flux de marchandises, d’argent et d’informations permis par les réseaux numériques. Ils s’accompagnent actuellement d’un absence de cohérence, et de décisions liberticides pour le citoyen. D’autres événements cependant émergent, et parmi eux les “nuits debout” qui ont fleuri en France et Belgique, et qui prolonge la liste désormais longue des démarches citoyennes désordonnées engageant un grand nombre d’individus atomisés, comme les printemps arabes l’ont été. Il n’y a aucun angélisme à avoir à propos de ces mouvements spontanés. Les printemps arabes ont été durement réprimés et ont eu une faible efficacité politique, il est fort possible que le même sort advienne aux “Nuits debout”. Mais il est en tous cas certain qu’une capacité politique à l’action ne surgit pas du vide dans une société : elle se crée par un ensemble de dispositifs. Prendre la parole, poser des actes politiques clairs, penser une action coordonnées par un grand nombre d’individus ne peut se faire que si une forme de prise de conscience est faite individuellement, mais aussi si un capacité à l’action collective est pratiquée. C’est ce que les “nuits debout” relancent comme d’autres actions avant elles.

    Au travers de ce cours et des enjeux qui y ont été posés, les technologies qui ont été exposées, nous espérons vous avoir encouragé à penser les cultures numériques comme un domaine proche, à investir, à pratiquer. C’est, nous en sommes sûrs, un lieu de pouvoir individuel et collectif stratégique.

    Dans les mains de la puissance publique, les outils numériques sont une opportunité d’émancipation sociale formidable. Au service d’intérêts privés, fussent-t-ils d’état, ils détruirons le tissu social, l’économie et le climat.

    “L’esprit majoritaire qui caractérise la «classe des ingénieurs» ignore, délibérément, les conséquences sociétales et éthiques de ses actes. Pis encore, «l’esprit Silicon Valley», qui est devenu la norme, consiste à affirmer que les ingénieurs agissent pour «notre bien» et celui de l’humanité, présente et future. Il est impératif d’ériger des contre-pouvoirs capables de contenir la puissance du technopouvoir. Les hackers ont représenté une forme d’avant-garde. Aujourd’hui, c’est toute la société qui doit «hacker» ses représentations et ses pratiques afin de mettre en crise ce modèle numérique dominant. C’est un enjeu politique et citoyen majeur de notre temps.” Eric Sadin


    Premier mai 2016, Stéphane Noël

    Quelques lectures

    Eric Sadin http://ericsadin.org/ http://www.liberation.fr/futurs/2015/03/22/il-est-imperatif-de-contenir-la-puissance-du-technopouvoir_1226071

    Morozov http://www.monde-diplomatique.fr/recherche?auteurs[]=Evgeny%20Morozov